Les mouvements d’avant-garde dans les années 1920

Institut culturel hongrois, Paris, 5 juin 2014


Avec le concours du Musée Lajos Kassák de Budapest, l’Institut culturel hongrois nous offre aujourd’hui une belle occasion pour saisir un moment de l’Europe des avant-gardes et comprendre la circulation des esthétiques et des mouvements grâce à une figure pionnière majeure : Lajos Kassàk, une personnalité hors du commun par son originalité, sa grande force de caractère, l’envergure de ses talents et son indépendance d’esprit.
Lajos Kassák est issu d’une famille mi-hongroise, mi-slovaque, et de la classe ouvrière ; il est autodidacte ; il sera aux avant-postes des esthétiques, des idées, du travail social, et du combat politique, à travers l’histoire mouvementée de la Hongrie entre 1910 et 1967. Pendant un demi-siècle, il saura non seulement rayonner dans son pays natal mais s’imposer aussi parmi les avant-gardes européennes, motiver de nombreux cercles et mouvements, sans se scléroser dans une posture idéologique ou artistique, sans non plus se statufier en personnalité artistique reconnue et fêtée, fière de ses accomplissements.
L’exposition d’aujourd’hui met en valeur quelques-unes des nombreuses revues que Kassák a créées et dirigées dans le contexte des avant-gardes. Elle privilégie la revue Ma [Aujourd’hui] et sa période viennoise, de 1920 à 1925. Mais elle introduit aussi au monde des revues en Europe, et aux rôles multiples qu’elles ont joué autour des hommes qui les animent. Pour en saisir en deux mots l’esprit, je vous propose deux images : l’image du routier et l’image du réseau.

Le routier est Kassák lui-même, homme des avant-gardes. Il est d’abord routier au sens propre, homme qui chemine. En 1909, il entreprend sans le sou un voyage à pied de la Hongrie vers l’Europe de l’Ouest en compagnie d’Emil Szittya, qui lui fera connaître Blaise Cendrars, et du sculpteur Lajos Gödrös. Expulsé de la Belgique et de l’Allemagne, Kassák franchira clandestinement la frontière en France. Ce voyage à pied, qui montre toute sa détermination, est essentiel pour sa découverte de ce qui se fait en Europe. Au sens métaphorique, l’image trace aussi une route, celle qui fait de Kassák l’arpenteur inlassable des nouvelles voies esthétiques par un moyen clé, les revues. Et au sens symbolique, l’image le montre déjà en homme souvent confronté au pouvoir.
Kassák est l’homme des revues comme tant d’autres l’ont été à son époque. Car, à partir de 1880, presque partout en Europe, grâce aux lois qui permettent une plus grande liberté d’expression, grâce aussi aux moyens techniques de reproduction, les revues sont la voix des jeunes gens qui élaborent de nouvelles propositions esthétiques et portent la modernité. Ces artistes et ces hommes de lettres n’auraient pas trouvé à s’exprimer à travers les organes officiels de la presse. Dans les revues qu’il fonde, Kassák joue tous les rôles : il est d’abord poète, homme de lettres, journaliste et critique ; il sera graduellement, surtout dans la seconde période de Ma, graphiste et plasticien ; et il s’impose comme un animateur de groupes et de confréries littéraires et artistiques, un promoteur d’art et d’idées, et un innovateur social. Ses revues introduisent en Hongrie la modernité. Leur mot d’ordre est l’action, un terme qui revient dans les titres et les sous-titres qu’il leur donne.
La première se nomme A Tett [L’Acte], 17 numéros entre 1915 et 1917, premier forum de l’avant-garde en Hongrie. C’est une revue antimilitariste et anarchiste, qui prône un art indépendant, et s’inspire des revues expressionnistes et dadaïstes : Die Aktion, la revue berlinoise de Franz Pfemfert, Der Sturm de Herwalth Walden. Elle sera en relations avec Der Mistral, la revue dadaïste de Szittya et de Cendrars.
Puis, la célèbre Ma [Aujourd’hui], «Journal activiste des arts et des affaires sociales», 35 numéros pour la période budapestoise, qui, après l’emprisonnement de Kassák et la persécution des intellectuels de gauche, renaît à Vienne avec le sous-titre «revue activiste internationale d’art».
Ensuite, 2 x 2, qui n’a fait qu’un seul numéro en 1922 à Vienne (expo), moitié édité par Kassák, moitié par Andor Nemeth. Puis encore, Dokumentum, «Bilan de la vie sociale et artistique», revue trilingue, en hongrois, en français et en allemand, 5 numéros parus entre décembre 1926 et mai 1927 à Budapest. Munka [Travail], de 1928 à 1939 à Budapest, revue liée à tout un mouvement d’éducation des jeunes intellectuels ouvriers, surtout typographes, qui met l’accent sur les réalités sociales. Et d’autres encore que je n’énumérerai pas.
Ce routier des avant-gardes tisse grâce aux revues un vaste réseau d’échanges entre capitales en Europe. Pour mieux en saisir l’importance, pensons le réseau à travers son équivalent anglais, network. Il n’est pas qu’une représentation intellectuelle des sociabilités et des mouvements. Il est une forme dynamique de dialogue et de circulation entre littérature et art, entre revues et individus, entre villes, manifestations artistiques, positions idéologiques, sensibilités littéraires et œuvres. Le premier composant de network, la toile (net), dit l’étoilement et l’échange de capitale en capitale, de pays en pays ; le second, work, dit l’œuvre en cours, dans le cas de Kassák, une activité à la recherche du nouveau et de son propre dépassement.
Les revues de Kassák illustrent le réseau brillamment, de manière toujours autre: dans A Tett, de tendance dadaïste, le réseau repose sur des traductions, pour la première fois en hongrois, de plusieurs écrivains de la modernité : Whitman, Shaw, Apollinaire, Marinetti, Kandinsky, Verhaeren, Ludwig Rubiner ; le réseau se réalise aussi dans un numéro «international» téméraire qui publie les artistes issus des pays en guerre contre la monarchie austro-hongroise, ce qui entraînera l’interdiction du périodique en 1916. Ma, expressionniste à Budapest, est bien plus qu’une revue, l’épicentre d’une série d’expositions, de représentations théâtrales, de lectures, de concerts. La revue édite aussi de nombreux livres et des cartes postales d’œuvres plastiques comme l’avait fait la revue Der Sturm. Ces cartes, dont l’exposition nous donne à voir plusieurs exemples, sont un moyen simple pour faire connaître les œuvres, qui cimente la circulation. A Vienne, Ma s’ouvre au constructivisme russe et à l’abstraction géométrique. Elle devient un véritable forum de l’avant-garde internationale par la reproduction d’œuvres nouvelles et la publication de textes. Kassák a établi son état-major au café Colosseum à Vienne le mercredi après-midi. Il y a arrive un cartable sous le bras, débordant de revues et de correspondances . Il dirige la revue avec Moholy-Nagy, à distance, car ce dernier est à l’époque à Berlin, et Ernö Kállai. C’est le moment où Kassák noue des relations avec plusieurs figures de proue, Herman Walden, Tristan Tzara, Kurt Schwitters, Theo van Doesburg, Hans Richter, Enrico Prampolini, El Lissitzky, Hans Arp, et des revues berlinoises, parisiennes, bruxelloises, hollandaises, anversoises, romaines, américaines, pragoises. Son réseau s’étend jusqu’à Anvers (Het Oversicht), la Varsovie (Blok), Zagreb (Zenit), Bucarest (Contimporanul). D’une grande variété visuelle, comme le montre l’exposition, Ma elle-même est une composition méta-artistique, multi-médiale, pensée comme une œuvre d’art : sa couverture recto sert souvent de page d’accueil aux titres d’autres revues ; elle se compose en grille européenne du mouvement revuiste. De nouveau, la revue publie plusieurs livres, comme la traduction du Cœur à gaz de Tristan Tzara et Le Livre des nouveaux artistes de Kassák et Moholy-Nagy.
De retour à Budapest, Kassák fonde la revue trilingue Dokumentum, et reprend cette pratique : le n° 2 donne une publicité synthétique de 19 périodiques étrangers, s’ouvre au dadaïsme et au surréalisme, et promeut un concept d’art total qui embrasse la danse, la peinture, l’architecture, les arts du mouvement et de l’affiche, la typographie et le cinéma. Car le réseau ne traduit pas seulement le dialogue et les contacts entre des revues publiées dans des pays différents; il est tout autant un entrecroisement dynamique des arts autour du périodique qui forment son identité. Plus tard, Munka portera cette aspiration totale vers la réalisation sociale : Kassák et sa revue motiveront la formation de nombreux groupes de jeunes intellectuels, de chœurs parlants, de chœurs de chants folkloriques sur les préceptes de Bella Bartók, de groupes de marche et de peinture, des conférences en plein air.
Les revues de Kassák sollicitent encore aujourd’hui fortement le regard par leur composition typographique, leurs inventions graphiques, leurs propositions esthétiques. Découvrons-les donc dans cette exposition en même temps que plusieurs photographies de Kassák, de sa femme, et de ses amis et collaborateurs, qui donnent de la chair et de la vivacité à cette activité foisonnante. Ce sont des documents fragiles, et la fragilité de leur papier fait partie de leur identité. Elles sont un moment important des avant-gardes européennes aux côtés de leurs consœurs allemandes, hollandaises, belges ou pragoises.


Evanghelia Stead